Parmi la pléthore de voitures uniques, la Dodge Deora, dévoilée en 1965, tient une place à part. Tout d’abord, soulignons qu’il ne s’agit pas d’un concept dans le sens généralement accepté du terme. Il s’agit plutôt d’une voiture custom, créée uniquement dans le but d’impressionner la galerie. Déjà, lorsqu’elle a été montrée au public la première fois, il était convenu que la Deora ne serait jamais produite en série.
La Deora est le fruit de l’imagination des frères Mike et Larry Alexander de Détroit, Illinois. L’idée germe en 1964. Épatés par les nouvelles camionnettes à cabine au-dessus du moteur (Cab Over Engine ou COE) qu’étaient les Ford Econoline, Chevrolet Corvair Rampside et Loadside et Dodge A100, ils imaginent un concept tout à fait révolutionnaire. Les frérots dessinent les grandes lignes mais, comme il arrive souvent, les idéateurs ne sont pas nécessairement capables de mener le projet à terme. Ils font alors appel à Harry Bentley Bradley, un concepteur de GM.
Bradley dessine les plans de la future création et les frères Alexander les présentent aux autorités de Dodge qui sont impressionnées. En passant, les Alexander ont choisi Dodge parce qu’il s’agissait de la camionnette la plus simple au niveau technique. Dodge accepte de donner un A100 1965 au trio pour la réalisation de leur projet.
Le vrai travail débute. Les Alexander et Bradley ‘’strippent’’ le pick-up Dodge jusqu’au plancher. La première partie à être créée est la cabine. La vitre avant est remplacée par le hayon arrière d’une Ford Station Wagon tourné de 180 degrés. Ce hayon doit pouvoir se relever pour donner accès à l’habitacle puisqu’il n’y aura pas de portières latérales, le trio désirant le moins de découpes possibles pour assurer des lignes d’une extrême fluidité. Or, le hayon est trop lourd. Il faut repenser l’ensemble. On conserve la vitre et la partie inférieure du hayon est remplacée par une porte qui ouvre sur un pivot central. La vitre arrière aussi provient d’un véhicule Ford. Quant aux grilles de côté, servant à évacuer la chaleur du moteur, elles contenaient auparavant les feux arrière d’une Mustang!
Évidemment, tout l’intérieur de l’habitacle est à reconstruire. La colonne de direction étant désormais mal située, il faut penser à une colonne qui pivote pour laisser passer le conducteur puis qui se barre en place. Curieusement, les pédales, qui ressortent du plancher, sont situées au bon endroit! Le trio fait appel à l’entreprise Hurst pour créer les liens entre le levier de vitesse et la boîte manuelle à trois rapports. Les jauges sont déplacées sur le rebord de la vitre gauche et sur la console centrale. Le mécanisme d’ouverture de la porte et du déplacement de la colonne de direction sont le résultat d’un impressionnant travail d’ingénierie.
Pour pouvoir offrir suffisamment d’espace aux occupants, nos valeureux créateurs reculent de 15 pouces le moteur, un six cylindres en ligne de 170 pouces cubes. Ce faisant, il se retrouve dans la boîte de chargement mais, comme le Deora ne transportera absolument rien de toute sa vie, ce n’est pas un problème. Le problème, il se trouve au niveau du radiateur qui doit être relogé à l’arrière du véhicule, prenant ainsi la place du réservoir d’essence qui, lui, doit être replacé plus vers l’avant.
Au final, le Deora mesure 21’’ de plus en longueur que le A100 dont il origine et il est environ 15’’ moins haut. Ces nouvelles proportions lui donnent un air beaucoup plus trapu. Avec son avant pointu, sa lunette arrière très inclinée et sa longue boîte, le Deora 1965 semble arriver directement du XXIe siècle. Sa création aura pris deux ans et coûté plus de 10 000$, toute une somme à l’époque, d’autant plus que le véhicule donateur et la mécanique n’ont rien coûté.
La Chrysler Corporation est si emballée par le Deora qu’elle le loue pour deux ans pour diverses activités de promotion. Dès sa première apparition publique, à l’Autorama de Détroit tenu les 20, 21 et 22 janvier 1967 au COBO Hall, le Deora fait sensation et remporte le prestigieux Ridler Award, l’équivalent d’un ‘’Best of Show’’. L’année suivante, Hot Wheels immortalise le Deora en le rendant accessible à une génération de petits gars et petites filles. À ce moment, plusieurs, dont l’auteur de ce texte, ne pouvaient pas croire que cette petite et superbe camionnette à l’échelle 1 :64 avait d’abord existé en grandeur nature!
Après sa carrière publique, le Deora a été vendu à un amateur de voitures modifiées, Al Davis. Ce dernier est décédé en 1970 mais son fils a gardé le véhicule jusqu’en 2009, année où il a été vendu près de 325 000$ à l’encan RM. En 1998, le Deora avait fait l’objet d’une restauration en règle.
L’origine du nom Deora est nébuleuse. Certains croient qu’il proviendrait du mot golden (doré) en espagnol (dorada). Une autre version raconte qu’il aurait été trouvé suite à un concours organisé par AMT, le fabricant de modèles réduits. Le gagnant, un garçon de 13 ans, aurait simplement enlevé le ‘’b’’ du nom de sa copine, Debora. Mais comme AMT a sorti son modèle réduit après le dévoilement du Deora, cette version me semble peu crédible.
Ce texte a déjà été publié dans le magazine Le Tacot des Voitures anciennes de Granby (mai-juin 2022)